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Hitsuyo aku : la corruption au Japon

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Ce bruit de fond est devenu si routinier qu'on aurait pu dire que c'était du « white noise ». Le genre de sssshhhhh sans fin d'une vieille télé qui ne pogne pas le signal (HD) devant lequel on s'endort invariablement. Tellement blasant qu'on pourrait penser que c'est normal. Tellement normal que s'en est blasant. Les Japonais ont une expression pour la corruption dans le monde des affaires : hitsuyo aku — un mal nécessaire. La corruption est-elle un mal nécessaire pour faire de la business au Québec?

L’été au Japon, c'est pas juste chaud dans le sens de suer. C'est la saison des matsuri, des feux d'artifice et du ice coffee. Ils ont aussi en bruit de fond des réunions annuelles des actionnaires de grosses compagnies et des sokaiya. Dans le domaine des affaires nipponnes, les sokaiya sont des « consultants professionnels » dont les services sont parfois recherchés, parfois imposés, et récemment, intimement liés aux yakuzas. On peut les voir, et les entendre surtout, durant les conseils d’administration à « persuader » plus ou moins subtilement les actionnaires des stratégies futures à adopter.  Ici, on appelle ça de la corruption, de la collusion, ou un shakedown en bonne et due forme. Au Japon, c’est la façon normale de brasser des affaires.

Je vous donne un exemple typique de la méthode sokaiya. C’était fin 2011. Le Britannique Michael Woodford se fit offrir un poste de direction chez le géant japonais Olympus. Mais l’histoire incroyable de ce gaijin accédant aux plus hauts échelons d’une compagnie japonaise tourna vite au cauchemar. À peine deux semaines après sa nomination, Woodford se fit sacquer de la direction par les actionnaires de la compagnie, sous prétexte qu’il ne cadrait pas avec la philosophie de l’entreprise, et qu’il ne comprenait pas les rouages du milieu des affaires japonais.
En réalité, Woodford s’était fait virer pour avoir levé le voile sur les méthodes frauduleuses que pratiquait Olympus, en particulier lors de l’acquisition de l’entreprise Gyrus, alors que des « frais de consultation » de plusieurs centaines de millions de dollars apparurent inexplicablement dans les livres comptables. Du même coup, il mit en lumière les façons trop souvent douteuses – selon un point de vue extérieur – de faire des affaires au Japon.

Bref, on le vira et en temps normal, ça aurait été la fin de l’histoire. 

Sauf que Woodford décida de sonner l’alarme et de dénoncer tout et tout le monde dans le milieu des affaires et politique du Japon. Du jour au lendemain, il fit le front page des médias et de la blogosphère. On découvrit que la maffia japonaise était mêlée dans l’affaire. Il devint victime d’intimidation, à tel point qu’il craignait pour sa vie.

L’homme d’affaires british goûtait alors à une médecine bien japonaise : la technique d’extorsion et d’intimidation aidée de l'expertise de sokaiya.

Mais il faut comprendre qu’au Japon, l’extorsion et l’intimidation – à défaut de trouver d'autres termes plus fidèles au concept – c’est le modus operandi pour régler les conflits d’intérêts en affaires depuis des décennies. La différence est que pour eux, c’est plutôt vu comme d’une façon normale laver son linge sale à l’interne, hitsuyo aku, afin que la business roule, d'éviter la stagnation. C'est une joute psychologique surtout, la violence physique est rare. C’est la même différence me direz-vous. Pas pour un Japonais. Pas de violence, pas de cadavre, pas de crime.

Donc, les sokaiya sont-ils des extorqueurs professionnels? Ce n’est pas une définition tout à fait fidèle de ce qu’ils sont vraiment. C'est tout aussi ambigu que la définition de geishas. Ce ne sont pas des prostituées, ni des escortes. Alors ils ne sont pas nécessairement des extorqueurs, ou des criminels. Un Japonais vous dirait plutôt qu’ils sont des « consultants en persuasion professionnelle », ou des « médiateurs aux techniques non orthodoxes ». Vous me suivez toujours? Oui? Good. Et aussi étonnant que ça puisse être, ils sont d’un immense secours aux actionnaires de compagnies qui, sans eux, n’auraient pas droit de parole. Parfois, ils servent aussi à établir un consensus où il ne pourrait y en avoir, ou pour convaincre — par tous les moyens — la majorité de respecter un consensus établi. Oui, ça signifie souvent de remettre un p’tit teigneux à sa place.

Il n’y a pas si longtemps, on croyait la pratique oubliée. Quoique la « belle époque » des sokaiya soit depuis longtemps passée, c'est loin d'être le cas. Même que ces spécialistes font un retour en force depuis la dernière décennie. Ne vous méprenez pas, il n’y a pas d’associations professionnelles et vous ne les verrez pas sortir leurs cartes professionnelles au lettrage stylisé du style American Psycho, mais c’est bel et bien une spécialisation. Il y a même des catégories de sokaiya, dont les plus efficaces sont bien sûr les plus prisés par les grandes entreprises.

En matière de légalité, c’est une zone gris très très foncé, mais à l’origine, ils n’étaient pas ou peu reliés au crime organisé. Du moins, jusqu’à ce que les yakuzas aient réalisé tout le potentiel lucratif de la chose.

Le crime organisé au Japon a perdu beaucoup de terrain depuis la crise financière de 1990. Les autorités japonaises estiment que la population yakuza est passée à 40 000, alors qu’ils se dénombraient à 90 000 en 1991, et 180 000 au début des années 60. Ironiquement, il semble qu’ils aient à faire face aux mêmes problèmes que la société en général : population vieillissante, surtaxée, et difficultés de recrutement. Ayant élimé la tolérance des citoyens et des politiciens, ces derniers sont obligés de revoir leurs méthodes.

Fini l’époque vieille école des rackets de drogue, de prostitution et de gambling. Les yakuzas doivent donc s’adapter aux nouvelles réalités économiques et de se synchroniser à l’heure de la globalisation. Ils sont maintenant actifs à la bourse et dans les conseils d’administration des compagnies majeures du keiretsu (conglomérat de mega-compagnies). Donc, être un consultant sokaiya devient soudainement très intéressant, et grand nombre d’entre eux s’y sont spécialisé, ce qui explique ce retour, et pourquoi c’est devenu synonyme de mafia. Chose encore plus surprenante, le gouvernement japonais semble tolérer cette pratique, officieusement du moins. 

Pour revenir à l'histoire de Woodford et Olympus, c’est la pointe de l’iceberg, le cas parmi tant d’autres. C’est juste que la compagnie est si énorme que ça ne pouvait faire autrement qu’exploser au grand jour. Cependant, je dirais que c’est surtout un signe du retour à cette tendance dans le monde des affaires japonaises qui a contribué à l’ascension vertigineuse du Japon d’après-guerre, raison probable de la tolérance des autorités japonaises.

Ce n’est pas seulement au Japon qu'on peut voir cette corruption « légale ». C’est comme ça dans plusieurs pays d'Asie. En Corée du Sud, c’est la clique des chaebols (équivalent sud-coréen des keiretsu). En Chine, ce sont les triades et le red tape bureaucratique aberrant. Les trois superpuissances d’Asie ne sont pas devenues puissances en misant sur l’honnêteté et l’altruisme : elles ont su transformer la corruption en solution d'affaires. À les voir aller, ça me semble plutôt profitable (à condition qu'il n'y ait pas trop de Michael Wooford dans les parages).

Il semble que les Japonais aient trouvé le terrain d'entente idéale entre affaires et corruption. Soit par paresse, lâcheté, ou tout simplement parce que c'est un trait culturel. Ou peut-être qu'inconsciemment, ils savent qu'il est vain de faire la guerre contre la corruption, que c'est là, en bruit de fond. Un mal nécessaire. Hitsuyo aku.

Crédit photo: Guwashi999

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